« Dans le village de la
plaine, la vie s’écoulait paisiblement. Dès que le jour se levait, chacun se
rendait à son verger. Tous s’en occupaient soigneusement, puisque c’était là le
seul moyen qu’ils avaient de survivre.
« L’eau était leur
principale préoccupation. S’ils s’arrêtaient de l’arroser un seul jour, leur récolte
s’asséchait. Lorsqu’il pleuvait, il n’y avait pas de problème, l’arrosage se
faisait tout seul, et en plus ils disposaient de l’eau des flaques pour un certain
temps. Mais si la pluie mettait du temps à tomber, il leur fallait sortir du
village. Ce qui supposait un risque.
« Ils ne pouvaient oublier
la bête velue. Mais ils n’avaient pas d’autre choix que de courir ce risque.
Avec quelques récipients en bois, ils recueillaient l’eau d’une petite source,
ils revenaient à leur vergers, et versaient le précieux liquide au pied d’une
plante. Ensuite ils répétaient toute cette opération pour arroser la plante d’à
côté. Et c’était comme cela que passait la journée.
« Lorsque le soleil
retombait à l’horizon, et avant d’aller se reposer dans leurs cabanes, ils se
réunissaient en petits groupes pour échanger des impressions. Ils parlaient du
progrès de leurs récoltes, des éventuels changements météorologiques, ou de
n’importe quoi d’autre qui ait trait à leurs vies monotones.
« De temps en temps, un Mucien
à l’imagination hors du commun inventait les histoires de lointaines contrées,
remplies de fleurs et de bonheur, et où travailler n’était pas une nécessité.
Même s’il n’était désagréable pour personne d’écouter ces contes, ils pensaient
tous que ces poètes inspirés devaient être un peu à l’ouest.
« Les jours se suivaient et
se ressemblaient les uns les autres, jusqu’à ce qu’un Mucien appelé Lauriel, se
mette à flâner dans le village, avec un élégant chapeau sur la tête. »
Il était maigre, et de teint
sombre. Il marchait, souriant et
sans se presser, vacillant sur ses maigres petites jambes. Avec sa tête
guindée, ses petits yeux vifs et son nez proéminant, il donnait l’impression de
toujours désigner quelque chose devant lui. Il portait un extravagant chapeau
pointu, fait de morceaux de bois et d’herbes tressées.
Tous restèrent bouche bée à son
passage.
« Où est-ce que tu as trouvé ce bel accessoire, lui demanda
l’un. »
Lauriel s’arrêta, et il répondit,
très fièrement :
« C’est moi-même qui l’ai fabriqué. »
Un cercle se forma aussitôt tout
autour de lui.
« -Si tu m’en fais un
pareil, je te donnerai une tomate de mon verger, dit l’autre.
-Moi aussi je veux un couvre-tête
comme celui-là, dit un autre.
-Et moi !
-Moi aussi ! »
La clameur du groupe attira
davantage de Muciens. La parure distinguée de Lauriel était le centre de toutes
les attentions dans le village. Finalement, personne ne voulait être moins
élégant que son voisin.
« D’accord, s’exclama Lauriel, je vous en ferai un à chacun !
Mais vous devez prendre quelque chose en compte… »
Avec un regard étincelant
d’intelligence il observa ses potentiels acheteurs.
« Si vous vous mettez une tomate sur la tête, continua-t-il, vous
allez avoir l’air ridicule. Cependant, mon chapeau, en plus de faire joli, peut
se manger, puisqu’il est fait en herbe ».
L’audience ne comprenait rien.
Mais Lauriel poursuivait son raisonnement :
« -Cela signifie que mon
chapeau vaut bien plus qu’une tomate.
-Nous te donnerons ce que tu nous
demanderas, répondirent-ils tous.
-Très bien…donnez-moi un peu de
temps, conclut Lauriel. »
Il leva son chapeau pour prendre
congé, et s’éloigna, pensif.
Tous étaient bien décidés à lui
donner les fruits de leurs vergers. Cela signifiait que lui, il n’avait plus
besoin de travailler dans le sien. C’était bien. Mais il y avait un
inconvénient : cela lui avait déjà coûté assez de travail de faire un seul
chapeau sans avoir à penser à en fabriquer des tas. Il valait pratiquement
mieux continuer à travailler son verger et oublier cette affaire.
Lauriel réfléchit…réfléchit…tout
en marchant.
« Alors il eut une idée. Une
idée inouïe. Une idée qui allait complètement révolutionner la vie paisible du
village de la plaine. Il n’aurait plus besoin de travailler, ni en faisant des
chapeaux, ni en s’occupant de plantes. »
Les scènes défilaient devant moi
comme un film en accéléré. Quiti continuait de commenter.
« Lauriel sollicita l’aide
de quelques Muciens pour fabriquer les chapeaux. En échange il leur en
donnerait un gratuit. En quoi consistait cette aide ? En un travail à la
chaîne.
« A chaque bénévole il
apprit une partie du processus de fabrication. Au bout de la chaîne, le dernier
assemblait toutes les parties. Grâce à ce système, Lauriel avait l’assurance
qu’aucun d’eux ne pourrait faire de chapeau pour son propre compte.
« Ils commencèrent par
construire une grande cabane ; ils l’appelèrent la cabane de besogne. Ce
fut ensuite que la production commença.
« Tout allait bien. Les
matières premières entraient par une porte, les chapeaux ressortaient par une
autre, et ils terminaient sur la tête des prétentieux villageois.
« Mais le jour arriva, où
les Muciens ouvriers se retrouvèrent sans tomate. Et c’était à prévoir, parce
qu’ils ne pouvaient pas être à deux endroits à la fois ; ou bien ils
travaillaient à la fabrique, ou bien ils restaient auprès de leur verger. Lauriel,
qui ne savait que faire de toutes ces tomates qu’il recouvrait de ses ventes,
leur fournit de quoi subsister.
« Alors il dut changer les
conditions qu’il avait préalablement établies : les travailleurs ne
seraient plus des bénévoles, mais des employés ; ils ne recevraient pas
non plus de chapeau gratuit, et devraient s’en acheter un comme tout le monde.
« Pour simplifier le troc et
les compensations par le travail, il eut l’idée d’une sorte de monnaie, qui
consistait en de petits cailloux ronds et plats qu’il frappait lui-même.
« Les échanges se faisaient
de cette manière : les jardiniers remettaient à Lauriel dix tomates en
échange d’un chapeau ; le solde des employés était d’un ou deux cailloux plats par jour, en fonction de la catégorie
de leur activité ; avec un caillou plat ils pouvaient acheter une tomate
dans le magasin de tomates ; et ceux qui réussissaient à rassembler dix
pièces plates pouvaient s’acheter un chapeau.
« Jack, tu dois te demander
comment Lauriel a réussi à duper les Muciens ouvriers pour qu’ils abandonnent leurs
vergers, alors qu’il était plus facile de réunir dix tomates que dix cailloux
plats en travaillant durement…Eh bien tout simplement, parce qu’ils considéraient
que travailler dans une manufacture de Lauriel, les plaçait à un rang social
supérieur à celui des simples jardiniers. »
Les jours passèrent, et le moment
vint où, enfin, tous les habitants du village de la plaine arborèrent un
chapeau pointu sur la tête.
« L’entrepreneur Lauriel,
craignant alors le déclin de son industrie, accrocha une drôle de plume
artificielle sur le sien. Comme c’était prévisible, ils en ont tous voulu une. »
A côté de la grande cabane
destinée à élaborer les chapeaux, on en construisit une autre pour fabriquer
des plumes de couleur.
« Lauriel embaucha davantage
de Muciens et de Muciennes, qui furent également obligés d’abandonner leurs
vergers.
« Et ils commencèrent à
manquer de tomates…
« Lauriel s’en aperçut
aussitôt, et profita de l’occasion pour réaliser une nouvelle affaire : la
culture de tomates en masses. Pour cela il employa un autre groupe de
villageois. Ils clôturèrent un grand terrain autour de la source, et le
traitèrent pour recevoir les semailles.
« En peu de temps, Lauriel commença à refuser de recevoir des tomates
en échange de ses produits. Et le peu de villageois qui restaient, angoissés, abandonnèrent
immédiatement leurs vergers pour travailler dans les industries du
village ; autrement, de quelle autre manière allaient-ils pouvoir acheter
des plumes pour chapeau ? »
***
« Lauriel continua
d’inventer toutes sortes de produits absurdes, pratiquement tous en rapport
avec l’apparence physique. Les cabanes de besogne occupaient une grande partie
de la population. Tous les Muciens et les Muciennes y
travaillaient ; et c’étaient eux-mêmes qui consommaient ce qu’ils
fabriquaient. Ils devaient travailler de plus en plus, parce qu’il y avait de
plus en plus de choses absurdes à consommer.
« Au bout d’un certain
temps, les habitants du village de la plaine commencèrent à se fatiguer de la
vie qu’ils menaient.
« Lauriel était inquiet. Il
avait peur que ses employés finissent par se rendre compte qu’ils étaient
tombés dans un piège. Parce qu’en réalité il s’agissait bien d’un piège
perfide, échafaudé de telle sorte que personne ne puisse en réchapper. Mais il
soulageait sa conscience en se disant que les véritables coupables de cette
situation, de ce genre d’esclavage volontaire, c’étaient eux-mêmes, parce
qu’ils lui avaient demandé des chapeaux. Lui, il s’était contenté d’organiser
le travail.
« Mais cette organisation
l’avait amené à devenir le maître et le seigneur du village. La création
élémentaire du Pouvoir le gardait entre ses griffes, de sorte qu’il lui était
désormais impossible de faire marche arrière.
« Comme je te le disais,
Jack, Lauriel était inquiet de l’apathie et de la fatigue qu’il avait
remarquées chez ses employés. Ils ne se réunissaient plus comme auparavant pour
se parler ou pour faire des veillées.
« Il devait trouver comment
les entretenir, quelque chose qui aurait été capable d’alimenter leur désir
réprimé d’aventure et de distraction.
« Et il y est parvenu ; à
l’aide d’une nouvelle affaire.
« Il fit construire une
gigantesque scène au milieu du village, que l’on décora en y peignant de jolis
paysages. Il engagea un groupe de Muciens acteurs pour que tous les soirs,
devant ce décor illuminé par de nombreux flambeaux, ils fassent semblant de
vivre d’émouvantes aventures.
« A la fin de leur journée
de travail, les employés de Lauriel s’agglutinaient devant la grande scène pour
assister au spectacle. L’entrée n’était évidemment pas gratuite, aussi
devaient-ils travailler encore un petit peu plus. Ils s’identifiaient aux
acteurs de manière à croire que c’étaient eux-mêmes qui vivaient ces aventures.
« En plus de détendre et de
stimuler ses travailleurs, Lauriel trouva à cette diversion collective une
autre utilité : celle de promouvoir ses nouveaux produits. »
Au point culminant de l’aventure
factice, l’action s’arrêtait subitement, et une grande affiche apparaissait,
sur laquelle était écrit : « Qui portera ce merveilleux ruban autour
du cou, sera plus élégant, et plus important. »
Le lendemain commençait la
construction d’un nouveau bâtiment : une cabane pour élaborer les rubans à
porter autour du cou.
***
« Bon, Jack,
l’intense activité du village de la plaine a dû t’épuiser. Je te conseille de
refermer le livre et de dormir un peu… »